Agir pour l’école et le programme PARLER (Parler, Apprendre, Réfléchir, Lire Ensemble pour Réussir)
Depuis la rentrée 2018, plusieurs académies sont concernées par le programme PARLER dirigé par l’association Agir pour l’école. (Lille, Limoges, Montpellier, Nice, Versailles, Lyon).
Le protocole est présenté comme une expérimentation d’apprentissage de la lecture aux IEN et équipes de circonscription. Le ministre va très loin en la vendant comme une méthode miracle réduisant de moitié les difficultés d’apprentissage de la lecture. « Avec l’aide de la tablette, l’enfant le plus rapide a appris à lire en 6 semaines, et le plus lent a mis 3 mois. » (propos de Laurent Cros) « Avec une méthode classique, cet élève lent aurait quitté le CP en lisant mot à mot. Il ferait partie des 20 % d’enfants qui quittent le CM2 sans avoir acquis les bases. » « La France ne sait pas gérer la difficulté scolaire, appuie l’ancien recteur Christian Forestier, conseiller d’Agir pour l’école. Or on sait que certaines méthodes ne fonctionnent pas. »1
Intéressons-nous vraiment à ces résultats extraordinaires rendus possibles par un programme érigé au futur rang d’unique méthode de lecture.
Cette expérimentation existe depuis de nombreuses années.
> A l’origine, il s’agit d’une expérimentation menée dans des écoles grenobloises entre 2005 et 2008 suite aux travaux de Michel Zorman, médecin de l’Education Nationale. « Le programme met l’accent sur l’enseignement explicite de la conscience phonologique,du principe alphabétique et des habiletés permettant d’améliorer la vitesse de lecture. Ces contenus d’enseignement sont soutenu par une organisation pédagogique où les élèves les plus en difficulté disposent d’un temps d’entraînement intensif en groupe réduit. »2
Les effets sur les compétences entrainées sont alors positifs, pourtant Michel Zorman indique qu’il faut être prudent dans l’analyse des résultats : « Si PARLER n’est pas une méthode, c’est évidemment encore moins une recette miraculeuse ayant produit des outils et activités qu’il suffirait de distiller aux enseignants pour que se produise à coup sûr une amélioration des acquisitions scolaires. Ce qui est apparu très important au cours de cette expérience, c’est l’accent porté sur le suivi des équipes pédagogiques et la collaboration entre chercheurs, équipes de circonscription et enseignants »3
> En 2010, 2011, le programme est expérimenté dans 44 classes de CP de l’académie de Lyon. Les enseignants étaient volontaires et pouvaient continuer à utiliser leurs outils et méthodes habituelles en parallèle. Le rapport de la DGESCO conclut à des effets positifs , MAIS nuance ces résultats par des éléments négatifs :
« En avril 2011, le bilan est très favorable : entrée plus rapide et plus massive dans la lecture que les années antérieures, meilleure appropriation du système alphabétique, manifestation de capacités de lecture jugées remarquables pour les élèves des deux groupes dits les plus forts. Cependant, quelques éléments négatifs sont mis en évidence : les décalages d’acquis se sont creusés entre les élèves performants et ceux qui n’ont pas franchi le cap de la fusion syllabique, des difficultés ont été observées en matière d’écriture manuscrite. La volonté de s’engager durablement dans la voie ouverte par l’expérimentation exprimée par de nombreux acteurs du dispositif est alors fondée sur le « constat d’efficacité ». La prise de conscience que le temps accordé à l’enseignement du français a dépassé les horaires réglementaires est nette en avril, avec son corollaire : le fait que d’autres domaines d’enseignement en ont souffert.« 4
> En 2011, la DGESCO (dirigée alors par J.M Blanquer), en partenariat avec l’association Agir pour l’école développe le projet Lecture (reprenant de nombreux éléments du programme initial PARLER).
L’association Agir Pour l’Ecole (APE) avait été crée un an plus tôt par Claude Bébéar (président d’honneur d’AXA) et l‘Institut Montaigne (fondé par Claude Bébéar)
En 2011, 200 classes sont donc concernées parmi 6 académies : Clermont Ferrand, Créteil, Lille, Orléans-Tours, Paris, Versailles. L’expérimentation est menée sur les 3 années du cycle 2. Les enseignants sont formés et accompagnés par des membres d’APE.
Pour les classes de GS, les contenus de l’expérimentation dépassent les compétences des programmes avec un apprentissage systématique et structuré des correspondances graphophonologiques (ce qui n’est pas sans rappeler le contenu des évaluations nationales CP de cette rentrée 2018).
Au CP, les modules ne couvrent pas tout le programme : pas de langage oral, ni de production d’écrit, ni de vocabulaire, grammaire, orthographe; et surtout une absence de travail explicite sur la découverte de textes !
« Plus problématique est l’absence de travail explicite sur la découverte des textes, car la compréhension en situation de lecture vraie (le texte étant traité pour son intérêt intrinsèque et non comme prétexte à l’entraînement des capacités de déchiffrage) est l’objectif de tout l’enseignement du cours préparatoire. La construction et l’acquisition d’une méthode d’exploration des textes qui réalise la synthèse des habiletés acquises de manière séparée est habituellement un point faible des pratiques pédagogiques ; à la date des observations de la mission, aucun élément n’était disponible relevant de ce registre et tout semble se passer comme si, dans la logique du travail amorcé, l’amélioration de la fluence devait garantir la compréhension. »5
Pédagogie de l’autonomie et de la répétition !
Le rapport de la DGESCO met aussi en garde sur le temps passé en autonomie par les élèves : l’enseignant doit se rendre disponible pour passer 30 minutes par jour avec des groupes de 4 ou 5 élèves. Le calcul est rapide, pour une classe de 20 élèves, cela fait 4 groupes, donc 2h de temps d’enseignement consacrées au protocole (où l’enseignant répète la même chose), et pour les élèves 1h30 par jour de travail en autonomie !
Toujours en 2012, le rapport indique que les élèves sont très peu sollicités pour chercher puisque la répétition est le premier principe d’action du protocole. L’enseignant dit le savoir et le fait répéter individuellement ou en choeur. Les élèves répètent les réponses correctes, les exercices sont répétés quand il y a erreur et l’enseignant répète les séances quand il y a échec.
APE, affirme alors que les résultats sont exceptionnels et que la difficulté scolaire a été divisée par deux.
Pourquoi de telles affirmations ?
- D’une part, parce qu’il y a d’un côté les rapports de la DGESCO et de l’IGEN qui relativisent les résultats du protocole et de l’autre, APE qui a elle aussi élaboré (financé) des tests sur les compétences prédictives de la lecture, mais sans effectuer de mesures comparatives des pratiques d’apprentissage.
- D’autre part, comme l’explique Paul Devin (IEN), APE déforme les résultats lorsqu’elle les évoque publiquement. Par exemple, pour les élèves de GS, l’expérimentation constate que la moitié des élèves de GS ont progressé dans les compétences phonologiques. Ce résultat est détourné pour devenir « en un an, le programme a permis de réduire de moitié le nombre d’élèves en échec ».
« Cette affirmation est très révélatrice des déformations engagées par les discours d’APE et de leurs modalités qui confinent à la propagande. »6
Revenons en 2017, 2018… sous l’empire Macron, JM Blanquer devient ministre de l’Education Nationale. Il quitte ses fonctions au sein d’APE.
En juin 2018, dans le Nord, 102 classes de CP sont intégrées dans le dispositif d’APE. Les collègues sont mis devant le fait accompli, le protocole leur est imposé. La formation pour accompagner le dispositif est menée par APE et non par l’Education Nationale !
« Le guide ne laisse aucune capacité d’interprétation à l’enseignant. Il fixe la liste des mots à proposer à chaque séance de façon répétitive et dit aux enseignants comment les prononcer. Les élèves apprennent à prononcer les syllabes puis des mots imaginaires. Une formation obligatoire, effectuée par Agir pour l’école, accompagne d’ailleurs la mise en place du dispositif. Le guide propose aussi les tests à accomplir régulièrement. Le professeur doit suivre le protocole, c’est le cas de le dire, à la lettre. Le guide écrit précisément ce qu’il doit dire aux élèves. Il interdit aussi d’utiliser toute autre méthode de lecture« 7
Réveillez-vous ! le privé est déjà là !
Avec ce dispositif, APE (rappelons-le, dirigée par Laurent Bigorgne, président de l’Institut Montaigne et Claude Bébéar, président d’honneur d’Axa) est entrée au sein de l’Education Nationale avec l’aide de JM Blanquer (qui en a été membre). Les formations sont dirigées par APE, les tablettes et leurs programmes qui sont fournis pour que les élèves restent 1h30 par jour en autonomie, ou aient des cessions de rattrapage (!) proviennent d’APE et de financements privés en grande partie.
« Dans la journée, les élèves les plus faibles feront une séance supplémentaire de 30 à 45 minutes face à une tablette. Une application reprend la méthode papier fournie à l’enseignant. Les tablettes sont dotées d’applications de pointe, intégrant les dernières avancées en matière de reconnaissance vocale. »8
L’association « a investi 10 millions d’euros, issus de soutiens publics (Investissements d’avenir, Fonds d’expérimentation pour la jeunesse, projets de La France s’engage) et surtout privés (fondations Bettencourt, HSBC, entreprises Dassault, AXA ou encore Eurazeo). »9
Inquiétude grandissante… le lien avec les évaluations et les nouveaux repères des programmes
> Le 9 novembre, on pouvait apprendre que dans le cadre des CP « 100% de réussite », des enseignants de CP recevaient de la DGESCO des « évaluations d’automne » qui viendraient s’ajouter à celles de la rentrée et de janvier.
Trois nouvelles passations dont le protocole est calqué sur l’entrainement dispensé par le dispositif d’ Agir pour l’Ecole. Des évaluations complètement déconnectées de ce qui est pratiqué en classe.
On sent les conclusions arriver : évidemment, les classes « bénéficiant » du dispositif mené par APE auront de meilleurs résultats que les classes « ordinaires », la preuve que le dispositif d’APE est LA clé de la réussite !
> Concernant les résultats des évaluations CP-CE1 de cette rentrée 2018, le ministre affirmait dans les médias (avant que tous les résultats ne soient saisis par les enseignants), « 30% des élèves de CE1 lisent moins de 30 mots par minute, alors que l’objectif national est de 50 mots. »
D’où sort ce score de 50 mots (MCLM)?? Jusqu’ici, il n’existait pas. Il a été glissé dans le fameux (et non moins fabuleux) guide orange en avril dernier. Maintenant il est clairement indiqué dans les repères de CP.
Mais, que dit la recherche Lire, écrire ? En fin de CP, la médiane est de 34 MCLM, et le seuil d’alerte est de 12 mots ! Dans la recherche Lire, écrire, avec le seuil de 30 mots décrété par le ministre, il y aurait 43% des élèves en difficulté à la fin du CP.
Le score à atteindre en fin de CP de 50 mots lus par minute découle du protocole PARLER, et il ne correspond pas à la réalité de la moyenne des élèves de CP.
APE a une vision très spéciale de la lecture. Il suffirait d’entrainer intensivement les élèves au décodage (s’ils n’y arrivent pas, il faut répéter … cela rappelle les conseils du guide orange et les ressources eduscol), en martelant le savoir, ça va finir par rentrer. Et surtout, face aux élèves qui n’y parviennent pas, qui sont en difficulté, il sera facile de dire que ce n’est plus de notre ressort d’enseignant que de les aider. Les entrainer au décodage, donc, et à la fluence.S’il est certain qu’une bonne fluence permet d’accéder à la compréhension, il ne faut pas tirer de conclusions hâtives : ce n’est pas parce qu’un élève maitrise le décodage et a une bonne fluence qu’il va forcément comprendre ce qu’il lit.
Conclusion positive ?
Il existe des Inspecteurs qui font état de ce qui se passe, merci Paul Devin.
Il existe des chercheurs qui n’hésitent pas à monter au créneau, merci Roland Goigoux, Rémi Brissiaud, Stella Baruk, Mireille Brigaudiot, Dominique Bucheton, Sylvie Plane et bien d’autres.
Il existe des enseignants qui semblent être en train d’ouvrir les yeux et de comprendre, merci mes collègues 😀
Il existe des parents qui ont envie de soutenir les enseignants qui résisteront parce qu’ils semblent avoir saisi les enjeux pour leur enfant, merci à ceux de notre école et tous les autres.
Youpi !
Je finirai sur les mots de Paul Devin, Inspecteur de l’Education Nationale :
1- Marie Christine Corbier A l’école d’Emmanuel Macron – Les échos
2-Paul Devin – Programmes « Agir pour l’école » : seul le doute devrait s’imposer
3- Idem
4- rapport de la DGESCO
5- Idem
6- Paul Devin
7- F Jarraud, Café pédagogique -Lecture : Des enseignants inquiets de pressions en faveur d’Agir pour l’école
8– Marie Christine Corbier A l’école d’Emmanuel Macron – Les échos
9- Idem
10- SNUIPP
Bravo pour votre article qui me parle tout particulièrement.
Je suis enseignant en Belgique et ce programme est actuellement imposé dans nos écoles au moyen d’un vaste plan de réformes appelé chez nous le “Pacte d’Excellence”.
En complément de votre article, je vous recommande la lecture du blog d’une enseignante qui a été creuser en profondeur aux sources de ce programme. Elle révèle ainsi son origine américaine (ère George W. Bush) et du fiasco qu’a été son implémentation dans les écoles à l’échelle nationale.
à lire ici :
http://enecartdeperformance.blogspot.com/2018/08/il-est-prouve-scientifiquement-que-la.html